Quel avenir pour le modèle laitier irlandais ?
Secteur stratégique dans la relance de l’économie irlandaise suite à la crise économique de 2008, la production laitière du pays a eu le vent en poupe durant une décennie. Cependant, en 2023, le secteur laitier fait face à un recul inédit de la collecte, à une chute importante des prix et le modèle irlandais est questionné de par ses impacts environnementaux. Si la position stratégique du secteur laitier n’est pas remise en cause en Irlande, des évolutions importantes seront nécessaires afin de répondre à ces questionnements.
La production laitière : un levier de croissance post-crise économique
Faisons un bref retour en 2010 : particulièrement frappée par la crise économique, l’Irlande cherche à activer des leviers de croissance. L’agriculture, et en particulier l’élevage, fait partie des leviers identifiés. Un programme de développement de la production agricole, nommé Food Harvest 2020, est alors lancé. Des objectifs ambitieux sont affichés : +50 % de lait produit, et +20 % de viandes bovine et ovine en valeur d’ici 2020.
Côté production laitière, l’objectif a largement été dépassé : de 5,2 milliards de litres en 2010, la collecte de lait est passée à 8,3 milliards en 2020, soit une hausse de près de 60 %. Pour cela, le pays a augmenté son cheptel laitier de près de 500 000 têtes, soit une hausse de 46 %. La productivité par vache laitière a donc, elle, relativement peu augmenté sur cette période. L’industrie laitière, largement tournée vers l’export (plus de 90 % de la production totale est exportée) a ainsi pu générer 17,6 milliards d’euros en 2022, soit près du triple de la valeur générée dix ans plus tôt.
Ce développement de la production a pu être réalisé notamment grâce à une rémunération attractive comparé aux secteurs des viandes bovine et ovine. Ainsi, parallèlement au développement important du cheptel laitier, le cheptel allaitant s’est rétracté sur la décennie précédente et le cheptel ovin n’a augmenté « que » de 16 %.
Des signaux conjoncturels négatifs
La production irlandaise est largement orientée vers le beurre destiné à l’export : le pays représente à lui-seul 14 % de la production européenne de beurre, pour moins de 7 % de la collecte européenne. Le prix du lait payé aux producteurs suit donc nettement l’évolution du cours du beurre. C’est ce qui explique pourquoi, en octobre 2022, le prix avoisinait 665 €/1 000 litres, tandis qu’un an plus tard il est inférieur à 390 €/1 000 litres, soit une diminution de plus de 40 % du prix en un an ! L’Irlande n’avait pas connu de chute annuelle du prix similaire depuis la crise laitière de 2009.
Parallèlement à la chute exceptionnelle du prix, le pays fait face à un recul de la production laitière. En cumul jusqu’à août 2023, la collecte est en repli de 0,9 % par rapport à 2022 et il est déjà certain que cette tendance se poursuivra jusqu’à la fin de l’année. C’est la première fois depuis 2012 que la collecte laitière irlandaise est en repli d’une année à l’autre. Déjà en 2022, la croissance de la collecte avait fortement ralenti, avec une hausse de 0,8 % bien en-deçà des 4 à 13 % de croissance annuelle que le pays avait connu ces dix dernières années. Ce ralentissement – puis recul – de la production, est dû, en premier lieu, à la hausse des charges qui a touché toute l’Union Européenne.
Quelles perspectives d’évolution pour la filière ?
Dans un rapport commandé par DII (Dairy Industry Ireland) et publié en octobre 2023, il est prévu une réduction progressive des investissements annuels de la filière, jusqu’à être divisés par deux en l’espace de cinq ans. Cela est dû au fait que des investissements particulièrement importants ont été nécessaires pour soutenir la période d’expansion de la filière, désormais révolue.
Toutefois, il est envisagé une reprise à la croissance de la collecte laitière au moins jusqu’à l’horizon 2030, à hauteur de 1,5 % par an jusqu’en 2027, puis inférieure à 1 % ensuite. De même, le cheptel laitier devrait s’accroitre d’en moyenne 1 % par an. Bien que nous sommes loin des forts taux de croissance de la décennie 2010, ces perspectives d’évolution peuvent interroger au regard des enjeux environnementaux qui pèsent sur la filière.
Des pressions environnementales grandissantes
L’Irlande bénéficie d’une dérogation établissant le seuil autorisé de pression en azote organique à 250 kg/ha, loin des 170 kg/ha fixés par la directive européenne Nitrates. Cette dérogation, justifiée par une forte présence d’herbages dans le pays, a récemment été reconduite jusqu’à fin 2025 malgré la dégradation de la qualité de l’eau dans ce pays (47 % des rivières du pays n’ont pas un niveau de qualité satisfaisant en raison d’un dépassement de seuil en nitrates). Cependant, cette dérogation est soumise à des résultats environnementaux et certains territoires verront le seuil s’abaisser à 220 kg/ha dès le 1er janvier 2024 en raison de la non-atteinte de ces résultats.
A la pression nitrates s’ajoute la pression carbone. Afin d’atteindre les objectifs européens de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (-51 % d’ici 2030 ; nulles en 2050), un rapport transmis au gouvernement cette année estime qu’il faudrait abattre 65 000 vaches par an pendant trois ans, soit une réduction totale du cheptel laitier de 20 %. Ces recommandations sont donc totalement contraires aux projections établies par les représentants de la filière. Toutefois, le ministère de l’agriculture ne suit pas ces recommandations de réduction de cheptel laitier et cible d’autres leviers tels que l’alimentation animale, le développement de prairies avec espèces fixatrices d’azote, le stockage de carbone dans les sols, etc. Ces évolutions pourraient, à terme, impacter la compétitivité du secteur laitier irlandais qui excelle notamment grâce à un bas niveau de charges d’élevage.
Des évolutions qui impacteront le marché européen
Le modèle laitier irlandais est en pleine transition. Contrainte par des pressions environnementales ainsi que par un prix du foncier élevé, la production a terminé sa période de forte expansion. L’objectif affiché aujourd’hui est d’aller vers une meilleure valorisation, objectif d’autant plus pertinent au regard de l’effet ciseaux auquel font face les éleveurs depuis plusieurs mois. Ces évolutions ne sont pas sans conséquences pour les éleveurs français. En effet, l’Irlande était un des fers de lance de la croissance laitière européenne. Notamment, 60 % de ses exportations en beurre sont intra-européennes, ce qui en fait le 2ème pays fournisseur du continent après les Pays-Bas. Ainsi, avec ce changement de trajectoire durable, cela pourrait accroitre les tensions sur les marchés laitiers européens à l’avenir.