La crise redessine le paysage de la grande distribution
Doucement, mais sûrement, et surtout irrémédiablement, on assiste depuis plusieurs années à un mouvement de fond dans le secteur de la grande distribution qui profite aux indépendants. Plus agiles que leur concurrents dits « intégrés » (tels que Carrefour, Monoprix, Casino), E.Leclerc, Système U ou Intermarché ne cessent de grignoter des parts de marchés. La tendance s’est accrue depuis le début de l’inflation et s’accompagne, sans y être nécessairement corrélée, d’une autre tendance : celle de la centralisation des achats au niveau européen.
Les indépendants raflent la mise
Vous avez dit indépendants ? Il s’agit du cas où les points de vente d’une enseigne sont gérés par des commerçants indépendants. A la différence des points de vente sous enseigne intégrés, créés par un même propriétaire et gérés par des salariés.
Les enseignes comme E.Leclerc, Système U ou Intermarché semblent récolter les fruits d’une stratégie franco-française (peu de développement à l’étranger), une bonne connaissance des rouages et de l’économie locale par leurs dirigeants, et surtout d’une grande autonomie à tous les niveaux de décision : de la direction générale au gestionnaire de rayon, chacun a le devoir de prendre la décision la plus pertinente dans le magasin pour s’ajuster aux attentes clients.
E.Leclerc gagne par exemple 1 % de part de marché chaque mois depuis début 2023. Une performance historique et inédite : jamais une enseigne n’avait à ce point « tordu le marché » comme le souligne le spécialiste de la grande distribution Olivier Dauvers. Une performance qui, convertie en chiffre d’affaires, représente 1 milliard d’euro supplémentaire pour l’enseigne. En unité de vente, de janvier à septembre 2023, E.Leclerc aura récupéré 288 millions de produits à ces concurrents sur les produits de grande consommation et le frais libre-service. Entre novembre 2022 et novembre 2023, l’enseigne a gagné 1,6 point de part de marché au détriment de ses concurrents :
S’ils suivent une trajectoire moins exceptionnelle, Intermarché et Système U, indépendants eux aussi, peuvent se vanter de gagner quelques parts de marché également : + 0,6 point pour le premier, et + 0,3 point pour le second entre novembre 2022 et novembre 2023.
Le pari de la liberté
Qu’il s’agisse d’E.Leclerc ou Super U, les magasins sont gérés de manière indépendante par leur dirigeant. Dans un climat où la concurrence fait rage, ceux-ci n’ont donc pas d’autre choix que de donner le maximum, de tenter différentes stratégies, voire parfois de rogner sur leurs propres marges ou les frais de personnels. Ces dirigeants de magasin se comportent comme de véritables chefs d’entreprise indépendants. Ils sont souvent plus ancrés localement que des directeurs parachutés d’une région à une autre, comme cela se pratique plus volontiers dans le système intégré. Leur connaissance du territoire leur permet de proposer une offre régionale, ce qui est un atout fort dans ce contexte où le local a le vent en poupe auprès des consommateurs.
Les MDD comme levier de croissance… tout en conservant un large choix
« Parts de marché » rime décidément avec Marques de distributeurs (MDD). Les trois enseignes que sont E.Leclerc, Intermarché ou Super U les mettent abondamment en avant, et ce de manière renforcée depuis le début de l’inflation. Alors qu’E.Leclerc s’est lancé dans les marques propres 20 ans après Carrefour, il domine aujourd’hui le marché des MDD, s’accaparant 23,6 % des parts de marché contre 18,6 % pour Carrefour.
Les premiers prix ne sont pas oubliés pour autant : si cette gamme est depuis longtemps installée chez E.Leclerc (Eco +) et Intermarché (Top Budget), Système U a lancé sa nouvelle marque « prix mini » début 2021, prouvant une capacité d’adaptation rapide au contexte d’inflation. Rappelons à l’inverse qu’en 2014, Carrefour abandonnait sa marque « Carrefour Discount », faute d’avoir réussi à en tirer des recettes suffisantes.
Pour autant, l’efficacité d’une stratégie ne dépend pas que des MDD : les derniers résultats des enseignes prouvent que la diversité des références demeure très importante. Non seulement parce qu’elle permet de satisfaire plus de clients, mais également car il s’agit d’une manière de bien se distinguer des discounters, qui ont pour leur part depuis longtemps fait le choix de la marque propre majoritaire.
Les intégrés rencontrent plus de difficultés… à des degrés divers
Kantar a évalué qu’entre 2010 et 2020 tous les indépendants réunis avaient réussi à gagner près de 10 % des parts de marchés, au détriment des structures intégrées. Mais leur agilité est-elle la seule raison de ce succès ? A y regarder de plus près, d’autres éléments dans la stratégie des enseignes intégrées diffèrent. Comme le fait d’avoir misé d’avantage sur le modèle des hypermarchés, dont les surfaces supérieures à 2 500 m² sont aujourd’hui moins plébiscitées par le consommateur.
Mais si l’on a longtemps évoqué la taille de magasins comme facteur de déclin des parts de marché, l’implantation à l’international des enseignes intégrées explique également une partie des difficultés économiques.
Ces entreprises de dizaines de milliers de salariés (320.000 pour Carrefour, 220.000 pour Casino, 63.000 pour Auchan), cotées en bourse, ont massivement investi hors de France depuis une dizaine d’années, se reposant parfois sur leurs acquis dans leur pays d’origine. En 2022, le Brésil représentait le principal moteur de croissance pour Carrefour, avec un chiffre d’affaires de 20 milliards d’euros, soit autant qu’en France.
Si les enseignes indépendantes s’aventurent également hors du territoire, elles le font à une échelle plus modeste, et dans les pays européens limitrophes.
Les centrales d’achat européennes : un système opaque au nombre d’adeptes grandissant
Le climat inflationniste conduit à la course aux prix bas. Après avoir usé de diverses stratégies pour rester attractifs, les enseignes sont de plus en plus nombreuses à se tourner vers les achats au niveau européen. Tantôt via des centrales d’achat (qui permettent d’obtenir les meilleures conditions d’achat auprès des plus grands industriels en rassemblant plusieurs distributeurs européens), système qui plait essentiellement aux indépendants comme Leclerc qui a rejoint Eurelec, Système U ayant rejoint Everest ou Casino et Intermarché regroupés au sein d’Auxo. Tantôt grâce des bureaux internationaux : à l’instar des intégrés comme Carrefour, Lidl, Aldi ou Auchan qui, ouvrant indépendamment des bureaux, cherchent ainsi à réaliser des achats en gros volumes et des économies d’échelle profitables à leur groupe.
Les raisons d’une stratégie d’achats au niveau européen
Si la volonté de contourner le droit français et notamment la loi Egalim a peut-être été un temps un argument encourageant les enseignes à se lancer dans de telles initiatives, la Loi Descrozaille (ou Egalim 3) stipule que le droit français doit s’appliquer pour tous les produits vendus en France, y compris ceux négociés par des centrales d’achats européennes. Par ailleurs, rien n’interdit aux distributeurs de s’organiser en centrales d’achat…
Interrogé sur ce choix de stratégie, Dominique Schelcher, PDG de Système U, assurait que l’objectif principal était d’inverser le rapport de force dans les négociations entre distributeurs et grands industriels uniquement, et non de mettre en péril les plus petits fournisseurs. D’après les chiffres d’Eurocommerce, publiés dans LSA le 21/11/23, cette organisation en centrale d’achat concernerait 30 à 40 grands groupes, tels que Mondelez, Nestlé, Unilever ou Coca-Cola.
Par ailleurs, les enseignes françaises engagées dans ces démarches espèrent profiter des mêmes avantages que les EDMP (Aldi et Lidl), qui depuis longtemps réalisent leurs achats en Allemagne et parviennent à proposer, en France, des produits de marques à moindre coût.
Pourtant, au regard de l’histoire, les experts de la grande distribution s’accordent à dire que les alliances se font et se défont souvent rapidement, avant d’avoir porté leurs fruits. La capacité d’un distributeur à négocier les prix auprès d’un gros industriel dépend surtout de sa croissance, de son poids en parts de marché ou de son implantation à l’international. Assez peu, finalement, de sa présence ou non dans une alliance européenne.
Alors ces stratégies seront-elles payantes ? Seul l’avenir nous le dira !