Vers une remise en cause des démarches de segmentation ?
Lait de pâturage ; sans OGM ; de montagne ; éthique ; délactosé ; local ;… Ces dernières années, les segmentations pleuvent sur le marché du lait conventionnel, et sont pour la plupart le fait de marques privées soucieuses de se différencier de la concurrence. Pourtant, cette multiplication de démarches interroge tant elle n’est pas sans risques. En effet, face à trop d’informations et trop de choix, le consommateur peut se sentir perdu… et se détourner d’autres labels.
À l’origine de la déconsommation du bio ?
La crise de déconsommation que traverse le bio depuis 2021 est encore plus importante pour les produits laitiers. En effet, sur l’ensemble de l’année 2022, les ventes du bio en volumes ont reculé de 7,8 %, tandis que la déconsommation atteint près de 9 % pour les laits liquides et les beurres, et jusqu’à 16 % pour les crèmes et les fromages libre-service, d’après les données du CNIEL et de Circana.
De nombreuses raisons ont été évoquées pour expliquer ce décrochage particulier des produits laitiers bio. Aujourd’hui, l’inflation est avancée comme cause première. Cependant, le recul des ventes s’est observé dès mai 2021, à une période où l’inflation des prix alimentaires était quasiment nulle. Ainsi, à l’époque, entre autres raisons avancées pour expliquer ce phénomène, la forte segmentation des produits laitiers conventionnels était montrée du doigt.
Toutefois, le lait de consommation bio est le moins touché par le recul des ventes en volumes, alors même que c’est sur cette catégorie de produits que la segmentation a été la plus poussée. Néanmoins, c’est aussi sur le lait de consommation que le taux de pénétration et les volumes de ventes en bio sont historiquement les plus importants (en 2020, selon FranceAgriMer : le bio représente près de 10 % des volumes de vente de lait, tandis qu’il ne représente que de 2 à 4 % des volumes de vente pour les autres grandes catégories de produits laitiers). Cette antériorité de la consommation de lait liquide bio, ses parts de marché importantes et le fait que le prix unitaire (au litre) de ce produit de base reste plus faible que celui d’un produit davantage transformé, comme les crèmes et fromages, ont peut-être concouru à ce que le lait de consommation bio se maintienne mieux que les autres produits laitiers.
Vers une perte de vitesse de la segmentation ?
Quel que soit l’impact réel de la forte segmentation sur la consommation du bio, ces démarches de différentiation ont été, à leur tour, touchées par une baisse de consommation en 2022. En effet, face à l’inflation, les consommateurs se sont adaptés de deux façons : ils ont réduit leurs volumes de consommation (-0,8 % en volume/2021 sur l’ensemble des produits de grande consommation et frais libre-service d’après Nielsen IQ), et ils ont réalisé une descente en gamme, touchant, entre autres, les démarches de segmentation qui sont généralement caractérisées par un prix plus élevé.
Toutes les démarches de segmentation ? Non, pas toutes. Quelques-unes résistent. Une étude récente de Circana fait le point sur les démarches qui ont le vent en poupe malgré le contexte difficile. Par exemple, les laits dits « équitables » ou « engagés » ont vu leurs volumes de vente croître de 2,5 % en 2022, soit une augmentation du CA de 11,8 %. C’est en premier lieu la marque « C’est qui le Patron ?! » qui tire aujourd’hui ce segment, tandis que d’autres marques n’ont jamais réussi à se faire leur place. Leurs volumes de ventes de la brique de lait ont augmenté de 13 % sur le premier trimestre 2023. Même constat du côté des laits délactosés, dont les volumes de vente ont augmenté de 4,9 % en 2022, impliquant une augmentation du CA de 16 %.
Voir au-delà des ventes
Enfin, cette remise en cause de la segmentation ne doit pas faire oublier les raisons de leur développement. Le marché des laits segmentés est en pleine explosion durant la crise laitière de 2015 qui a fait apparaitre le désir de produire et consommer des produits laitiers de façon plus éthique. Cette segmentation a ainsi pu permettre de répondre à une attente des consommateurs (et non pas seulement des citoyens) en un temps donné.
Ainsi, une étude annuelle Ifop sur l’image de l’agriculture française auprès des consommateurs montre qu’en 2021, 79 % des consommateurs français ont confiance aux agriculteurs, contre 66 % en 2017. De même, toujours en 2021, 72 % des consommateurs pensent que les agriculteurs sont respectueux de la santé des Français, et 58 % qu’ils sont respectueux de l’environnement (contre, respectivement, 54 % et 44 % en 2017). Cette amélioration de l’image globale de l’agriculture française, à laquelle ont contribué le bio et les démarches de différenciation, jouerait donc aujourd’hui en défaveur de cette segmentation ? Il faudra attendre la fin de l’inflation pour en avoir le cœur net.