Face aux montagnes russes
A peine remises de la crise du Covid, les filières agricoles et agroalimentaires bretonnes doivent affronter les conséquences de la guerre en Ukraine. A la désorganisation des débouchés succèdent la hausse vertigineuse des intrants et le risque de pénuries. Alors que les défis ne manquent pas pour l’agriculture et l’agroalimentaire de la région, ces crises ont le mérite de rappeler à tous que ce secteur économique est essentiel à la stabilité du pays.
Après le Covid, l’Ukraine. Une crise chasse l’autre, testant les capacités d’adaptation de l’agriculture et de l’agroalimentaire bretonne. Malgré tous les défis auxquels ce secteur est confronté, il s’impose aux yeux d’un nombre grandissant de personnes comme un pôle essentiel à conforter dans un monde de plus en plus chaotique.
Semi-normalité éphémère
2021 devait permettre un retour progressif à la normale, après une année 2020 marquée par les restrictions hors normes liées au Covid. De fait, la restauration retrouve un niveau d’activité intermédiaire entre 2019 et 2020. Son chiffre d’affaires national est en hausse de 16 % par rapport à 2020 mais demeure de 21 % inférieur à 2019. Cela permet de donner de l’air à des productions très dépendantes de ce débouché et qui avaient particulièrement souffert en 2019 : les volailles festives et le veau de boucherie par exemple. Le détail des chiffres montrent que la restauration rapide s’en sort bien mieux en 2021 (-1 %/2019) que la restauration traditionnelle (-30 %/2019) et que la restauration collective (-26 %/2019). Les changements d’habitudes des Français pris ces deux dernières années, et notamment le développement du télétravail, auront des répercussions à long terme sur ce secteur.
Les chiffres du commerce extérieur confirment que la levée partielle des restrictions a permis un regain des échanges. La Bretagne bat même son record à l’export avec 4,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021, en hausse de 8,3 %.
Le marché des produits laitiers en profite plus particulièrement alors que la Chine assoit sa place de premier client de notre région, devant nos voisins européens. Indirectement, les cotations des bovins bénéficient aussi largement du dynamisme des échanges européens, les jeunes bovins retrouvant des niveaux de valorisation bien plus enviables qu’en 2020.
Le rebond des investissements de l’agroalimentaire breton en 2021 résume bien l’année. Après un repli de 10,5 % en 2020, ceux-ci se redressent de 31,5 %. Il faut cependant souligner que cette performance est aussi permise par les subventions accordées dans le cadre du plan France Relance. Pas moins de 27 millions d’euros d’aides sont ainsi attribués aux outils bretons pour la modernisation des abattoirs. D’autres exemples illustrent la volonté des acteurs régionaux de se projeter vers l’avenir. Après dix ans de travail, la Sica de Saint-Pol met en service sa nouvelle plateforme logistique qui optimisera sa logistique. La filière porc voit naître l’AOP du Grand Ouest, regroupant dix OP, après trois ans de négociations. Un de ses objectifs sera de renforcer le pouvoir de marchés de ses éleveurs adhérents qui pèsent la moitié de la production nationale et ce malgré l’absence dans ses rangs du leader français du secteur.
Ce tableau de 2021 ne serait cependant pas complet sans évoquer l’envolée du prix des matières premières. Si le déclenchement de la guerre en Ukraine en marque le paroxysme, l’inflation des coûts de production a bien débuté en 2021.
De l’inflation aux risques de pénuries
Que ce soient l’énergie, les engrais, ou les céréales, tous ces marchés sont inflationnistes en 2021. La reprise économique mondiale, la politique de contrôle de production du pétrole menée par l’Opep, la forte demande de la Chine, les politiques monétaires expansionnistes sont quelques-unes des raisons pour lesquelles les prix des moyens de production augmentent fortement pour les agriculteurs. Les éleveurs, en particulier de porcs et de volailles, sont durement touchés par la hausse des prix de l’aliment. L’Ifip l’évalue à 300 €/tonne en décembre en porc, soit une hausse de 17 % en un an. Les ordres de grandeurs sont les mêmes en aviculture.
Ce choc inflationniste frappe durement la filière porcine alors même qu’elle fait face à des prix de vente moroses. L’Etat décide d’intervenir début 2022 avec un plan d’urgence de 270 millions d’euros pour soutenir la filière.
Le déclenchement de la guerre en Ukraine ne fait qu’amplifier ce mouvement. Pétrole : 132 $/baril, gaz : 200 €/MWh, urée : 1 000 €/tonne, blé : 380 €/tonne. Si ces prix demeurent volatils, ces ordres de grandeur détonnent par rapport à nos repères. Ils sont le reflet de l’importance qu’occupent la Russie et l’Ukraine sur ces marchés et peut-être aussi des phénomènes spéculatifs qui accompagnent toute crise. Ces deux pays représentent le tiers des exportations mondiales de blé, la Russie fournit 40 % de son gaz à l’UE et 27 % de son pétrole. Les conséquences de cette guerre sont imprévisibles car elles dépendront de son évolution. Dans le meilleur des cas, un règlement rapide du conflit permettrait d’éteindre l’incendie. Dans le pire des scénarios, une rupture des échanges entre Russie et Union européenne, notamment énergétiques, créerait des pénuries et des rationnements.
Cet évènement met en pleine lumière la dépendance énergétique et dans une certaine mesure alimentaire, de notre continent. Déjà revenue sur le devant de la scène à l’occasion de la crise du Covid, l’indépendance alimentaire, évoquée comme un enjeu de souveraineté, redevient une priorité. A contrecourant de la stratégie de l’UE « de la ferme à la fourchette », de plus en plus de voix s’élèvent pour exiger que les progrès environnementaux se fassent à condition qu’ils n’entravent pas le potentiel de production. Comme un symbole, l’UE autorise cette année la mise en culture des jachères. Est-ce le signe d’une inflexion durable de sa politique et d’un retour à la fonction première de l’agriculture, qui consiste à nourrir la population avant tout ? Ou bien simplement une mise entre parenthèse d’objectifs environnementaux qui retrouveront le devant de la scène une fois les conséquences du conflit apaisées ? L’avenir le dira. Si les intentions de l’UE sur son agriculture restent encore à affiner, la France, avec l’entrée en vigueur de la loi Egalim 2 en 2021, affiche sa stratégie nationale : la protection de son agriculture.
Les GMS comme sanctuaire ?
L’objectif principal affiché par Egalim 2 est l’amélioration de la rémunération des agriculteurs français. Pour ce faire, la loi oblige les acheteurs de produits agricoles à intégrer dans leurs prix les coûts de production des agriculteurs. Pour simplifier, la loi ambitionne de permettre aux agriculteurs de vendre leurs produits à un prix qui garantisse leurs revenus, au moins pour ceux qui sont valorisés sur le marché français de la grande distribution. Il est frappant de voir que cette approche prend le contrepied de 30 ans de Pac. Depuis 1992, l’UE a entamé la libéralisation de ses marchés agricoles au terme de laquelle le prix ne doit être fixé que par la seule la loi de l’offre et de la demande. A contrario, cette loi Egalim 2 vise à soustraire une partie de la production française à cette règle. Les produits prenant la direction des grandes surfaces (64 % des débouchés de l’agriculture française) verraient leurs prix agricoles sanctuarisés, protégés, découplés du reste du marché. Une sorte d’économie administrée hybride puisqu’elle repose sur des acteurs privés et non sur des outils de gestion de marchés publics.
Ce choix français pose plusieurs questions. D’un point de vue fondamental, est-ce que deux marchés découplés, fonctionnant sur des principes opposés, peuvent cohabiter ? Quelle sera la réaction des concurrents européens et de l’UE ? D’un point de vue pratique, est-ce que les fournisseurs européens bénéficieront de ces règles ? Cette tension entre approches européenne et française et vis-à-vis de ce qu’il est possible de réguler juridiquement ressort dans la loi, puisqu’il n’est mentionné que des indicateurs et non des prix fermes. Est-ce que cela pourrait être exploité par les acheteurs ? Dans tous les cas, les transformateurs, qui devront respecter un prix agricole sacralisé sans avoir l’assurance de pouvoir reporter leurs propres charges à la distribution, n’apprécient guère ces nouvelles dispositions.
Au-delà de ces interrogations, la divergence entre l’approche française et européenne est claire. La France cherche à protéger son agriculture, l’obligation d’étiquetage de l’origine en étant le symbole, le blocage de l’accord de libre-échange avec le Mercosur un autre symptôme. L’UE, à l’inverse, continue de parier sur la mise en concurrence et l’ouverture des marchés. En témoigne l’interdiction de l’étiquetage d’origine s’il n’y a pas de lien avéré entre l’origine du produit et ses propriétés. Ou encore la poursuite de la signature d’accords de libre-échange, celui avec la Nouvelle-Zélande devant aboutir en fin d’année.
Des défis mais une certitude
Dans ce contexte mouvant, l’agriculture bretonne continuera à s’adapter. Les risques ne manquent pas. Sanitaire, avec la FPA aux portes de la France et la grippe aviaire de plus en plus virulente année après année et à la saisonnalité de moins en moins prévisible, puisque les premiers cas dans l’ouest surviennent en fin d’hiver. Renouvellement, avec le dernier recensement agricole qui montre que le vieillissement des exploitants bretons se poursuit : 54 % d’entre eux ont actuellement plus de 50 ans.
Consommation : l’érosion du pouvoir d’achat des Français fait peser une menace, au moins à court terme, sur les développements des signes de qualité pourtant largement mise en avant par les pouvoirs publics depuis les Etats Généraux de l’Alimentation, comme la conjoncture en œuf et lait bio l’illustre en 2021.
Malgré tout cela, cette guerre en Ukraine confirme ce que la crise du Covid avait déjà fait ressortir : l’agriculture et l’agroalimentaire sont des activités essentielles pour un pays, puisque si on ne mange pas, on meurt. De violentes crises sont parfois nécessaires pour rappeler les évidences.