La consommation et distribution changent : comment retrouver de la valeur pour l’agriculture bretonne ?
Retour sur l’intervention de Philippe Goetzmann aux RDV éco-emploi de février 2024
Le 21 février dernier lors des Rendez-Vous Eco-Emploi de la Chambre d’agriculture de Bretagne, Philippe Goetzmann, le spécialiste de la grande distribution et de la consommation, est intervenu sur plusieurs sujets phares qui ont façonné notre système alimentaire ces dernières années. Évolution démographique et comportementale des consommateurs, segmentation des marchés, réduflation (ou shrinkflation) ou encore loi Egalim ont été autant de sujets abordés pour mieux décrypter les tendances et surtout répondre à notre principale préoccupation : que les agriculteurs puissent trouver de la rentabilité au sein de notre système alimentaire.
Une démographie et des habitudes en évolution
Philippe Goetzmann le rappelle, aujourd’hui 70 % des ménages français sont composés d’une ou deux personnes. Plus de familles recomposées, vieillissement de la population… ces facteurs ont contribué à augmenter considérablement le nombre de ménages composés d’une à deux personnes seulement, lesquels doivent faire face à des dépenses matérielles plus lourdes à supporter individuellement (loyer et entretien du logement, véhicules, charges diverses) au détriment de l’alimentation.
« En 1968, pour loger 100 personnes, il fallait 32 logements. Aujourd’hui il en faut 46 »
Philippe Goetzmann
La diminution de la part du budget consacrée à l’alimentation, la disparition de la cuisine familiale au profit l’individualisation et de l’externalisation des repas, engendrent mécaniquement une baisse de l’achat des matières premières et un déplacement de la valeur vers les services. Le développement de l’alimentation hors domicile (RHD) a été phénoménal : notre fréquentation des lieux de RHD a cru de 55 % en vingt ans, contre 2,5 % en GMS. Une tendance amenée à durer en France, pays dans lequel notre consommation au restaurant demeure relativement basse par rapport à ce que l’on observe chez nos voisins européens. La question de l’origine des matières premières employées par la restauration collective doit donc plus que jamais se poser !
La montée en gamme remise en question
Fortement encouragée il y a quelques années, la stratégie de montée en gamme s’est avérée bien fragile face à l’inflation. Compte tenu de la réduction de la classe moyenne, le « cœur de gamme », situé entre l’entrée (fort volume et faible valeur) et le haut de gamme (faible volume, forte valeur) et jusqu’à présent spécialité française, est mis à mal.
« Le problème n’est pas la montée en gamme. Mais il faut marcher sur deux jambes : il faut forcément avoir du volume et de la compétitivité, mais il faut aussi avoir du haut, voire du très haut de gamme, tant que les coûts et la rentabilité sont maitrisés »
La shrinkflation : questionnons les grammages !
La skrinkflation ou « réduflation » en français, qui consiste à réduire la quantité d’un produit alors que son prix demeure stable, a été pratiquée par plusieurs industriels en 2023. Souvent considérée comme choquante, cette pratique serait-elle vraiment si néfaste ?
Non d’après Philippe Goetzmann.
Globalement, notre alimentation est plus chère en France que dans les autres pays européens, rappelle l’expert. Pourtant, les marges de la grande distribution sont plutôt inférieures à celles observées chez nos voisins, et ses résultats nets sont parmi les plus bas d’Europe. Idem pour l’industrie agroalimentaire… Et malgré tout, les revenus agricoles demeurent bas, en moyenne, en France. Il y a donc un problème évident de coût sur l’ensemble de la chaine.
En parallèle, l’expert pointe la question du gaspillage alimentaire d’une part, lequel peut aller jusqu’à 10 % par Français, et une forme de surconsommation responsable de l’augmentation de l’obésité.
« Entre ce qui est produit et ce qui est consommé utilement il y a donc un écart. Si nous travaillons collectivement en tant que citoyen à réduire le gaspillage alimentaire, l’épidémie d’obésité et ses conséquences, nous devons aussi arrêter de rester figé devant le prix au kilo ; Sinon nous risquons d’entrainer toute la filière alimentaire dans une logique de décroissance ».
Les Français dépensent aujourd’hui 292 milliards d’euros pour leur alimentation. Sans croissance démographique, avec une population vieillissante et une prise de conscience autour du gaspillage alimentaire et des risques liés à l’obésité, les volumes consommés vont avoir plutôt tendance à baisser.
La shrinkflation pour retrouver de la valeur ?
En parallèle, les contraintes de pouvoir d’achat ne vont pas permettre une hausse de la valeur, ou en tout cas pas dans l’immédiat. Face à ce jeu à somme nulle, les leviers à actionner sont seulement les parts de marché, la marge, et l’export, à condition d’être compétitifs, rappelle Philippe Goetzmann. Et pourquoi pas, la réduflation…
Cette dernière pourrait même être vue comme levier d’accroissement de la valeur de notre alimentation. Même prix, mais pour un grammage légèrement inférieur. L’argent gagné grâce à ce mécanisme permettrait d’investir notamment dans l’amélioration des recettes, dans le revenu agricole, ou encore dans le financement de mesures d’amélioration de la durabilité de la chaîne alimentaire, sans que le consommateur ne soit si impacté.
Egalim : un bilan mitigé
La réalité économique est que dans aucune industrie le prix ne se construit en marche avant explique Philippe Goetzmann. En théorie, on pourrait considérer que tout vendeur peut fixer son prix, mais cela veut dire aussi que l’acheteur a la possibilité de ne pas acheter. Tout renvoie finalement au problème de compétitivité et d’équilibre entre l’offre et la demande.
La question à se poser au niveau de l’Etat serait donc : comment faire pour que notre filière agricole devienne la plus compétitive ? Cela passe inévitablement par une réduction drastique des impôts de production, d’une simplification des normes, ou par le fait de pousser les distributeurs à investir pour sécuriser les débouchés, etc. selon Philippe Goetzmann.
Mais il est à craindre qu’à vouloir sanctuariser les prix des produits agricoles français on assiste, sous la contrainte de la baisse du pouvoir d’achat, à une augmentation des importations. Rien n’empêche un distributeur aujourd’hui d’aller négocier des matières premières et des produits étrangers dans ses centrales d’achat européennes, pour les proposer moins chers en France. Idem pour les industriels. Les règles de l’Union européenne et du libre-échange doivent nous pousser à travailler avant tout sur notre compétitivité, plutôt que d’imposer une exception française, qui sera de toute façon contournée, conclut l’expert.
Que peuvent faire les agriculteurs bretons pour assurer leur rentabilité et chercher la valeur ?
Nous avons plus que jamais besoin d’une alimentation réincarnée, pointe Philippe Goetzmann. L’origine du produit est un point important bien sûr, mais l’histoire qui l’accompagne est un vrai plus. Peuvent s’ajouter à cela les valeurs défendues, la mise en avant des hommes qui en sont à l’origine, etc. Le rebond des produits de bouche traditionnels et le succès des marques locales, montrent que l’engouement pour cette « incarnation » des produits et de ceux qui les produisent est très fort. Les Bretons, déjà parmi les plus importants consommateurs de leurs marques locales, peuvent encore mieux faire, d’autant que cette tendance n’a pas trop fléchi face à l’inflation.
Le regroupement en exploitations plus grandes, pour écraser les coûts et gagner en compétitivité ne doit par ailleurs pas être exclu, estime l’expert. En conservant bien sûr des tailles maitrisées et sans aller vers un « gigantisme » déjà atteint dans certains pays, l’association de plusieurs fermes a montré de bons résultats.
Ensuite, penser « valeur faciale » et gammes « access ». Philippe Goetzmann rappelle que 20 % des Français mangent avec 200 € par mois seulement. « En proposant au consommateur des produits qu’il attend, tout en maitrisant les coûts, comme en adaptant les grammages, ou en élaborant des recettes et des produits plus simples, on répond aux besoins des gens. Produire ce qui correspond à l’acte d’achat est indispensable pour ne pas vendre à perte ».
Enfin, le monde agricole doit donc se positionner là où la valeur se déplace. De plus en plus, c’est vers les services que cette dernière a tendance à migrer. Les grandes surfaces l’ont bien compris et multiplient les zones de corner depuis plusieurs années. Y sont proposés des produits ou plats traiteurs spécifiques, gérés par des indépendants. Pourquoi ne pas développer ces services alimentaires en partenariat avec les distributeurs ?